Gorgias

Gorgias buste

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11/03/10


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SUR LE NON-ÊTRE ou SUR LA NATURE

(Sextus Empiricus, "Adversus mathematicos" VII, "Adversus logicos" I, 65-87)

Traduction de Dumont (1)

(65) Gorgias de Léontium appartient à cette catégorie de philosophes qui ont supprimé le critère de vérité. Mais ce n’est pas de la même manière que les tenants de Protagoras. Dans son livre intitulé Du non-être, ou de la nature il met en place, dans l’ordre, trois propositions fondamentales : premièrement, et pour commencer, que rien n’existe ; deuxièmement que, même s’il existe quelque chose, l’homme ne peut l’appréhender ; troisièmement, que même si on peut l’appréhender, on ne peut ni le formuler ni l’expliquer aux autres.


(66) Pour le fait que rien n’existe, son argumentation se développe de la manière suivante : s’il existe quelque chose, c’est ou l’être, ou le non-être, ou à la fois l’être et le non-être. Or, l’être n’est pas, comme il l’établira, ni le non-être, comme il le confirmera, ni non plus à la fois l’être et le non-être, chose qu’il expliquera également. Ainsi donc, rien n’existe.


(67) Pour le fait que le non-être n’existe pas, voici l’argumentation : si le non-être existe, il sera et à la fois il ne sera pas, car si on le pense comme n’étant pas, il ne sera pas ; mais en tant que non-être, en revanche, il existera. Or il est tout à fait absurde que quelque chose soit et ne soit pas à la fois. Donc le non-être n’est pas. D’ailleurs, si le non-être est, l’être ne sera pas : car ces notions sont contradictoires : si l’être est attribué au non-être, le non-être sera attribué à l’être. En tous cas, il ne peut pas être vrai que ce qui est ne soit pas ; et le non-être ne sera pas non plus.

(68) Et, assurément, pas même l’être n’existe : car si l’être existe, il est soit éternel, soit engendré, soit les deux à la fois. Or, il n’est ni éternel, ni engendré, ni les deux à la fois, comme nous allons le démontrer. Ainsi, l’être n’existe pas : car si l’être est éternel (c’est par là qu’il faut commencer), il n’a pas de commencement.

(69) En effet, tout ce qui est engendré a un commencement, et, ce qui est éternel étant par constitution inengendré, ce qui est éternel n’a pas de commencement. Or, ce qui n’a pas de commencement est illimité, et s’il est illimité, il n’est nulle part. En effet, s’il est dans un lieu, ce lieu dans lequel il est, est autre que lui et ainsi, étant enveloppé par quelque chose, cet être ne sera pas illimité. Car ce qui enveloppe est plus grand que ce qui est enveloppé, et rien ne saurait être plus grand que ce qui est illimité : ainsi, l’illimité n’est pas dans un lieu.

(70) Et il ne s’enveloppe pas non plus lui-même : car alors le contenant et le contenu seront une seule et même chose, et l’être sera deux : le lieu et le corps (car le contenant, c’est le lieu, et le contenu, le corps). Or cela est absurde. Assurément, l’être n’est pas non plus en lui-même. Par suite, si l’être est éternel, il est illimité ; s’il est illimité, il n’est nulle part ; s’il n’est nulle part, il n’est pas. Ainsi, si l’être est éternel, il n’existe en aucune façon.

(71) En outre, l’être ne peut pas non plus être engendré. Car s’il a été engendré, c’est à partir de l’être ou à partir du non-être qu’il a été engendré. Or il n’a pas été engendré à partir de l’être : car si l’être existe, il n’a pas été engendré, mais il existe déjà ; ce n’est pas non plus à partir du non-être, car le non-être ne peut rien engendrer, puisque nécessairement l’être générateur doit participer de l’existence. Donc, l’être n’est pas non plus engendré.

(72) De la même manière, il n’est pas non plus à la fois éternel et engendré : ces deux propositions se détruisent mutuellement ; si l’être est éternel, il ne peut avoir été engendré ; s’il est engendré, il n’est pas éternel. Ainsi, si l’être n’est ni éternel, ni engendré, ni les deux à la fois, alors, l’être n’est pas.

(73) D’ailleurs, s’il existe, il est soit un, soit multiple : or, il n’est ni un, ni multiple, comme nous allons l’établir. Dès lors, l’être n’est pas. En effet, s’il est un, alors il est soit quantité discrète, soit quantité continue, soit grandeur, soit corps : de toutes façons, il n’est pas un, car s’il est quantité discrète, il sera dénombrable ; s’il est quantité continue, il sera sécable ; de même, si on le conçoit comme grandeur, il ne sera pas indivisible ; s’il est corps, il s’étendra selon trois dimensions, car il aura longueur, largeur et profondeur. Il serait absurde de dire que l’être n’est rien de tout cela : donc l’être n’est pas un.

(74) Et il n’est pas non plus multiple. Car s’il n’est pas un, il n’est pas non plus multiple : car le multiple est composé d’unités singulières, si bien que la suppression de l’un supprime du même coup le multiple. Pour ces raisons, il est évident que ni l’être ni le non-être ne sont.

(75) Que n’existent à la fois ni l’être ni le non-être peut se déduire facilement : en effet, si le non-être existe ainsi que l’être, le non-être sera identique à l’être du point de vue de l’existence : si bien qu’aucun des deux ne sera. Que le non-être n’existe pas, c’est admis ; démonstration a été donnée que l’être serait constitué comme lui, et ainsi, l’être lui-même n’existera pas.

(76) Il y a plus : si l’être est identique au non-être, ils ne peuvent pas exister tous les deux à la fois : car s’ils sont deux, ils ne sont pas identiques, et s’ils sont identiques, ils ne sont pas deux. Ce qui a pour conséquence que c’est le néant qui est ; car, si ni l’être, ni le non-être, ni les deux à la fois n’existent, comme on ne peut rien recevoir en dehors de cette alternative, rien n’existe.