GORGIAS DE LÉONTION
SUR LE NON-ÊTRE ou SUR LA NATURE
Traduction de Dumont (2)
(77) Que même s’il existe quelque chose, cette chose est inconnaissable et inconcevable pour l’homme, c’est ce que nous avons à démontrer désormais. En effet, si nos pensées, dit Gorgias, ne sont pas des êtres, l’être ne saurait être pensé. En voici la preuve : en effet, si par exemple, à nos pensées est attribuée la blancheur, c’est que l’objet de notre pensée est le blanc ; de même, si à nos pensées il arrive que soit attribuée la non-existence, il en résultera nécessairement qu’aux êtres sera attribuée l’impossibilité d’être pensés.
(78) Par suite, c’est une conclusion saine et salutaire que de dire : « Si les pensées ne peuvent avoir l’être pour objet, l’être ne peut être objet de pensée. » Or les pensées – c’est de là que part l’argument – n’ont pas l’être pour objet, comme nous allons l’établir. L’être n’est donc pas objet de pensée.
Que les pensées n’aient pas l’être pour objet, c’est évident :
(79) en effet, si les pensées ont l’être pour objet, tout ce qui est pensé existe, de quelque manière qu’on le pense. [Ce qui est aberrant]. En effet, de ce qu’on pense à un homme volant ou à un char qui court sur les flots, il n’en résulte pas pour autant que l’homme vole ou qu’un char courre sur les flots. Par suite, les objets de nos pensées ne sont pas des êtres.
(80) En outre, si les objets de nos pensées sont des êtres, les non-êtres ne pourront pas être pensés : les contradictoires ont des attributs contradictoires et l’être et le non-être sont contradictoires. Par suite, et sans restriction, si l’être a l’attribut de pouvoir être pensé, le non-être aura celui de ne pouvoir être pensé. Or cela est absurde : Scylla, la Chimère et beaucoup de non-êtres sont pensés. Donc ce n’est pas l’être qui est l’objet de nos pensées.
(81) De même que les objets de la vue sont dits visibles parce qu’ils sont vus, que les objets de l’ouïe sont dits audibles parce qu’ils sont entendus, et que nous ne rejetons pas les objets visibles parce que nous ne les entendons pas, que nous ne repoussons pas les objets audibles parce que nous ne les voyons pas (chaque objet a pour critère un sens spécifique, et non un autre), de la même manière les objets de la pensée, même si nous ne les voyons pas de nos yeux, même si nous ne les entendons pas de nos oreilles, ne laisseront pas d’être puisqu’ils seront saisis selon leur critère propre.
(82) Donc, si l’on pense qu’un char court sur la mer, même si on ne le voit pas, il faudra, avec ce raisonnement, croire qu’il y a un char qui court sur la mer, ce qui est absurde. Donc l’être n’est pas objet de pensée et est insaisissable.
(83) Et pourrait-on le saisir qu’on ne le pourrait formuler à aucun autre. Car si existent des êtres visibles, audibles et universellement sensibles, et d’une existence qui nous est extérieure, de ces êtres, les visibles sont saisis par la vue, les audibles par l’ouïe, et < ces sens > ne peuvent échanger leurs rôles. Dès lors, comment pourra-t-on révéler à autrui ces êtres ?
(84) Car le moyen que nous avons de révéler, c’est le discours ; et le discours, il n’est ni les substances ni les êtres : ce ne sont donc pas les êtres que nous révélons à ceux qui nous entourent ; nous ne leur révélons qu’un discours qui est autre que les substances. De même que le visible ne peut devenir audible, ou l’inverse, de même, l’être, qui subsiste extérieurement à nous, ne saurait devenir notre discours :
(85) n’étant pas discours, il ne saurait être manifesté à autrui. Quant au discours, dit-il, sa constitution résulte des impressions venues des objets extérieurs, c’est-à-dire les objets de la sensation : de la rencontre avec leur saveur naît en nous le discours qui sera proféré concernant cette qualité, et, de l’impression de la couleur, le discours concernant la couleur. S’il en va ainsi, le discours ne manifeste pas l’objet extérieur, au contraire, c’est l’objet extérieur qui se révèle dans le discours.
(86) Aussi n’est-il pas possible de dire que le mode de réalité de discours est le même que celui des objets visibles ou audibles, de manière à lui permettre, en prenant appui sur la réalité et l’être, de signifier la réalité et l’être. Car, dit-il, même si le discours est un être substantiel, il diffère néanmoins des autres substances, et la plus grande différence sépare les corps visibles et les paroles. C’est par un sens qu’est saisi le visible, et par un autre que se perçoit le discours. Aussi le discours ne nous montre-t-il rien de tout ce qui existe substantiellement, pas plus que les objets existants eux-mêmes ne nous instruisent sur l’essence des autres réalités.
(87) Telles sont, donc, les apories que l’on trouve chez Gorgias : pour autant qu’on s’y arrête, le critère de la vérité s’évanouit. Aucun critère ne saurait exister ni de ce qui n’existe pas, ni de ce qui peut être connu, ni de ce qui ne peut être communiqué à autrui.
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SOURCE : "Les Écoles présocratiques". Édition établie par Jean-Paul Dumont, Folio/essais, Gallimard, 1991 – Première édition dans la collection "La Pléiade", 1988.