Gorgias

Gorgias buste

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11/03/10


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SUR LE NON-ÊTRE ou SUR LA NATURE

(Sextus Empiricus, "Adversus mathematicos" VII, "Adversus logicos" I, 65-87)

Traduction de Voilquin (2)

(77). Il faut montrer de la même manière que, même s’il existe quelque chose, ce quelque chose est inconnaissable. Car si ce que nous pensons, comme le dit Gorgias, n’existe pas, par cela même, on ne pense pas l’être. Et il y a à cela une raison. De même que s’il arrive que ce que nous pensons soit blanc, et qu’on puisse penser le blanc ; de même encore qu’il est possible que ce que nous pensons ne soit pas, nécessairement il arrive à ce qui est de ne pas être pensé. 

(78). Aussi est-il sensé et logique de dire : « Si ce qui est pensé n’est pas véritablement, l’être n’est pas pensé. » Quant à ce qui est pensé (on doit le comprendre), il n’est pas véritablement, comme nous l’établirons. Ainsi l’être n’est pas pensé. Quant à ceci, que ce que nous pensons n’est pas véritablement, c’est manifeste. 

(79). Car, si ce que nous pensons est véritablement, tout ce que nous pensons est, de quelque manière que nous le pensions, affirmation invraisemblable. Ce n’est pas parce qu’on penserait un homme volant ou des chars roulant sur la mer qu’il s’ensuivrait effectivement qu’un homme vole ou que des chars roulent sur la mer. En conséquence il n’est pas vrai que ce qui est pensé soit. 

(80). En outre, si ce que nous pensons est véritablement, ce qui n’est pas ne sera pas pensé. Car les contraires ont des attributs contraires et le non-être est le contraire de l’être. Et, pour cette raison, et en général, s’il arrive à l’être d’être pensé, au non-être il arrivera de n’être pas pensé. Or, cela est absurde. Car Scylla et la chimère, et bien des non-êtres, sont pensés. Ainsi donc l’être n’est pas pensé. 

(81). De même que ce qu’on voit est dit visible parce qu’on le voit, ce qu’on entend, audible, parce qu’on l’entend ; de même que nous ne rejetons pas le visible parce qu’il n’est pas entendu, ni ne négligeons l’audible parce qu’il n’est pas vu (chacun relevant de son propre sens et ne devant pas être jugé par un autre indifféremment) ; ainsi, ce que nous pensons, même si nous ne le saisissons pas par la vue, ou par l’ouïe, sera, parce qu’il est saisi par son critère particulier. 

(82). Si donc on pense que des chars roulent sur la mer, même sans les voir, il faut croire qu’effectivement il y a des chars roulant sur la mer. – Ce qui est absurde. Ainsi donc, on ne peut ni penser ni saisir l’être.

(83). Et même, en admettant qu’on le saisisse, il est incommunicable à autrui. Car si ce qui est est perceptible par la vue, l’ouïe, et, en général, par les sens – en même temps qu’il est donné comme extérieur ; - et si ce qui est visible est saisi par la vue, ce qui est audible par l’ouïe – et non pas indifféremment par l’un ou l’autre sens, - comment cela peut-il être signifié à autrui ? 

(84). Car le moyen pour nous de signifier, c’est la parole, et la parole n’est pas ce qui est donné et ce qui est ; ce n’est donc pas ce qui est que nous signifions aux autres, mais la parole, qui est différente de ce qui est donné. De même donc que ce qui est visible ne saurait devenir audible, et réciproquement, de même, puisque l’être est donné comme extérieur, il ne saurait y avoir de parole vraiment à nous. 

(85). Et de ce fait, elle ne saurait se communiquer à autrui. Or, la parole naît par suite des choses qui nous frappent du dehors, à savoir les choses sensibles ; or c’est à la suite de leur rencontre avec l’humeur du corps que naît pour nous la parole qui traduit cette qualité ; et c’est de l’introduction de la couleur que naît la parole qui traduit la couleur. S’il en est ainsi, ce n’est pas la parole qui traduit ce qui est hors de nous, mais bien ce qui et hors de nous qui devient révélateur de la parole. 

(86). Et certes, il n’est pas possible de dire qu’il en va comme pour ce qui est visible et audible ; il est impossible, du fait qu’elle est donnée et qu’elle est, que la parole nous révèle ce qui est donné et ce qui est. Car si le langage est donné, il diffère des autres données, et les corps visibles sont, au plus haut point, différents des paroles. Car le moyen par lequel on saisit le visible est différent de celui par lequel on saisit la parole. Ainsi donc la parole ne nous montre pas la plupart des choses données, non plus que celles-ci ne montrent leur nature aux unes et aux autres. 

(87). Telles sont donc les difficultés proposées par Gorgias et qui, dans la mesure du possible, font disparaître la preuve de la vérité. Car le non-être ne pouvant ni être connu, ni naturellement communiqué à autrui, il ne saurait en exister de preuve.


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SOURCE : "Penseurs grecs avant Socrate, de Thalès de Milet à Prodicos". Traduction, introduction et notes par Jean Voilquin, GF-Flammarion (Garnier Frères, Paris), 1964.